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21 janvier 2010 4 21 /01 /janvier /2010 10:33

 

L’analyse des chiffres publiés par l’ONCFS  concernant les accidents de chasse est édifiante. Le nombre d’accidents de chasse mortels oscille entre 15 et 40 par an, la baisse relative des années précédentes semblant terminée avec 21 morts la saison 2008-2009, et un début de saison 2009-2010 marqué par quelques drames sanglants. Nous n’évoquerons pas ici le sort des blessés (150 à 200 par saison, soit un par jour en saison de chasse, tout de même…). Ne sont pas comptabilisés les accidents liés à la manipulation des armes de chasse hors contexte, rattachés aux accidents domestiques.

 

Nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes, la criminalité liée aux malades mentaux est très faible. Elle est difficile à quantifier directement, mais l’on sait que l’immense majorité des 1000 homicides annuels en France sont commis par des gens « sains d’esprit ». Une lecture attentive des médias depuis de longues années sur ce point me fait évaluer à environ 12 cas par an les homicides réellement commis par des personnes atteintes de maladie psychiatrique grave et du fait même de leur maladie (exemple typique : le meurtre commis par obéissance à des hallucinations auditives).

 

Concernant la nature des victimes, une étude montre que la grande majorité des cas d’homicide (87,5 %) de malades mentaux concernent des personnes de leur entourage immédiat.

Qu’en est-il dans le monde de la chasse ? Selon l’ONCFS toujours, 62 % des victimes sont eux-mêmes des chasseurs, « postés » ou « traqueurs » et 6 % des accompagnants. Remarquable symétrie, selon une autre source seulement 14% des victimes sont des « non chasseurs ».

 

Dès lors il est intéressant de comparer ces deux populations. L’une a été surexposée par les médias et les plus hautes autorités du pays comme étant une fraction dangereuse nécessitant surveillance et méfiance. L’autre attire traditionnellement une large sympathie, au delà des clichés railleurs, notamment dans le monde rural ou semi-rural, elle ne suscite guère les critiques que de quelques militants écologistes et bénéficie plutôt d’un regard bienveillant des politiques qui y voient une réserve d’électeurs facile à satisfaire. Et l’on n’en parle jamais. Qu’en est-il de leur dangerosité respective ?

 

Concernant la schizophrénie, on peut estimer le nombre de malades en France entre 400 et 600 000, nous considérerons ce dernier chiffre comme une bonne approximation, quitte à le surestimer notamment parce que l’on ne dispose pas de chiffre fiable concernant d’autres pathologies pouvant entraîner des actes homicides et notamment la psychose paranoïaque. Les chasseurs se comptent plus facilement puisqu’ils sont inscrits à une fédération, on en dénombre 1400 000. Leur activité ne dure cependant que de Septembre à Février, environ six mois par an, la moitié de l’année. La maladie mentale s’exprime hélas tout au long de l’année : pour établir une comparaison pertinente nous devrons donc imaginer de doubler fictivement le nombre d’accidents de chasse mortels soit 40 cas/an, en faisant l'hypothèse que la mortalité serait identique durant la saison d’été.

 

Nous obtenons donc une mortalité induite par individu :

* chasse extrapolée sur 12 mois : 40 morts pour 1 400 000 chasseurs = 0,0000285 accident mortel par chasseur

* psychoses chroniques : 12 morts pour 600000 malades = 0,00002 homicide par malade

 

Tout cela reste évidemment une grossière approximation, qui demanderait de larges compléments pour être totalement valide : recueil de données plus exhaustif, méthodologie statistique plus élaborée nous manquent au premier plan.  Nous n'avons pas pris en compte le fait que la chasse n'est ouverte qu'un à deux jours par semaine, par exemple, durant la saison d'ouverture. Néanmoins, ce calcul nous indique que le danger n’est pas forcément toujours, et pas forcément uniquement, là où l’on attire votre attention. Cela permettra peut-être aux gens qui vivent à la campagne ou dans les petites villes, de réaliser qu’ils courent plus de risques de tomber sous les balles d’un chasseur que sous les coups d’un malade mental en rupture de soins psychiatriques. En réalité peu l’ignorent : en bordure de la petite ville où j’ai grandi, on ne comptait plus les chats et les chiens tués par les chasseurs, les impacts de balle sur les maisons et les plombs fichés dans les volets, les adolescents mis en joue parce qu’ils passaient en VTT sur le même chemin que les hommes en kaki. Quant aux non-respect, courant, des frontières de territoires, c'est assez simple bien que cela nous renvoie à des temps très anciens : c'est celui qui est armé qui a raison. Un dimanche paisible, un avion de l’aéroclub avait réussi à se poser en catastrophe avec la voilure déchirée par des plombs de chasse… Tant que ça reste un loisir…

 

De plus tout cela doit être relativisé compte tenu de l’équipement du chasseur moderne. A la lecture de quelques anecdotes (voir par exemple ici) on apprend que la chasse se pratique sans complexe dans le brouillard le plus épais, que certains fusils ont une portée de 3 à 4 km (l'éloignement règlementaire par rapport aux maisons étant de 150 mètres…), qu’il suffit d’un arbre un peu dur ou d’un sol un peu gelé pour qu’une balle perdue ricoche et vous traverse la carotide pendant votre jogging, voire quelquefois dans votre canapé, qu’il est assez courant de tirer dès que la végétation bouge un peu et sans vision directe de la proie, ou que certains partent baïonnette au canon malgré une maladie de Parkinson évoluée ou une acuité visuelle très déclinante. Fort heureusement (1) on apprend que les problèmes liés à l’alcool n’existent pas : « si l’on boit, c’est après ». Au final, on se dit presque joyeux, que ça pourrait être pire.

 

Alors que faire face à cette accumulation de tragédies, qui serait tout aussi spectaculaires que les meurtres de fous si l’on faisait venir les caméras de télévision zoomer sur la plaie béante de la belle-fille du maire déversant son cerveau désormais sirupeux dans la terre humide de sa région natale ? Faut-il envisager les mêmes méthodes que celles évoquées par le Président National® l’année dernière au sujet des malades mentaux ? Installer un tracker GPS dans chaque paire de bottes ? Exiger une expertise médicale et psychiatrique approfondie pour chaque permis de chasse ? Limoger les préfets incompétents, fustiger les présidents de chasse inconscients de l’intérêt général et les pratiquants aveuglés par leurs traditions ? Leur faire rembourser les frais de soins, de SAMU, de convalescence de leurs victimes, ainsi que les frais d’enquête et de procédure ? Ou leur couper leurs prestations sociales, ou les renvoyer dans leur…  heu, non rien, je m'égare, on finirait par trouver normaux des discours qui ne le sont pas.

 

Ou plus probablement, ne rien faire et surtout ne rien dire, parce qu’un chasseur ça vote, à la différence de bien des fous, et c’est armé, à la différence de tous les psychiatres ? Si vous croisez le Président, dites-lui bien que si l’on veut réellement moins d’homicides en France, il faut s’en prendre à tous ceux qui en commettent, fût-ce par folie ou imprudence, c’est la règle de l’Egalité républicaine qui lui enjoint...



Bertrand GILOT


Ref : 1. magazine Modergnat n°59, décembre 2009


 

 

 

 

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14 janvier 2010 4 14 /01 /janvier /2010 11:11
 14 janvier 2010

Signe des temps, c’est l’actualité judiciaire qui nous apporte très belle illustration de ce que je disais à propos du combat opposant le principe de précaution et les intérêts privés, je veux dire le « vrai » principe de précaution, celui qui prône une gestion des risques émergents favorable aux « vrais gens » (ni politiciens, ni actionnaires, ni corrompus). Une fédération de producteurs de raisin (FNPRT) réclame devant le Tribunal de Paris la somme écrasante de 500000 euros au MDRGF, une association écolo, pour avoir, accrochez-vous, rendu publiques des données scientifiques sur la teneur en pesticide du raisin de table… En l’occurrence ils prennent la peine de préciser qu’ils n’attaquent pas l’étude elle-même, mais la présentation qui en est faite. Autrement dit : étudiez ce que vous voulez, mais ne le faites pas savoir au public. Pour rigoler un coup on y apprend que certes le raisin produit en France « respecte les normes » (c’est à dire des seuils de dosage dont la pertinence est incertaine, sachant la toxicité des produits en cause… ) mais aussi qu’une partie des raisins produits en UE contient des produits qui y sont pourtant interdits (pour leur dangerosité), raisins qui eux, sont bel et bien vendus en France. Mais chut, ne le dites pas trop fort, cela pourrait amener les producteurs à de meilleures pratiques… il paraît qu’on manque de producteurs de bio en France, ne vous bousculez pas les gars, on ne vas pas mettre en péril pour de bêtes raisons de santé les bienfaiteurs de l'humanité qui vendent ces tristes soupes agrochimiques. Un tiers des pesticides utilisés en France serait destinés aux vignes, d’ores et déjà. On nous assure que c’est un mal nécessaire, il n’empêche que la France absorbe un tiers des pesticides consommés en Europe (selon une dépêche AFP citée ici). N'allez pas déranger le Ministère de la Santé pour ça, ils sont occupés à gérer la fin de la non-grippe.


Tout cela n’est pas sans rappeler le procès intenté par les producteurs de sel au chercheur de l’INSERM Pierre Meneton pour avoir attiré l’attention sur les dangers de l’excès de sel dans l’alimentation (procès perdu au printemps 2008)


Pour l’instant (il y a d’autres exemples, voir les affaires d’antennes-relais de téléphonie mobile) la justice semble donner plutôt raison aux défenseurs de l’intérêt général qu’à leurs adversaires. Mais cela reste un danger permanent, et un frein notable, pour des associations fragiles ou des particuliers qui n’ont pas forcément les moyens d’entretenir une armée d’avocats spécialisés. Aussi même si les procès sont pour l’instant perdus, la méthode est troublante et pour tout dire nauséabonde, qui consiste à assigner quiconque pense différemment de vous et vous renvoie à vos responsabilités. Le minimum exigible d'une démocratie moderne serait  que l'on sorte enfin de ce type de rapport de forces.

En attendant que l'on invente - et applique - de nouvelles solutions, verdict le 10 Février.


BG


Plus d’infos et de références ici :

http://news.doctissimo.fr/pesticides-les-producteurs-de-raisin-attaquent-en-justice-le-mdrgf_article6396.html

 

MISE A JOUR 22/02/2010 : c'est les méchants qui ont perdu !!!
à lire dans le détail c'est assez rigolo, pour la forme...

BG
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7 janvier 2010 4 07 /01 /janvier /2010 13:33

 


Bon c’est fait.

Noël.

On apprend fin 2009, ou plus exactement on diffuse l’info à très large échelle, selon laquelle notre sympathique pépère ramoneur / distributeur de cadeaux aux enfants sages, désormais appelé Santa Claus jusqu’au fond de la Creuse (Tino Rossi reviens ! ils sont devenus fous !) a été en réalité habillé à des fins publicitaires aux couleurs de Coca-Cola®, que son antique tradition remonte en fait à quelques décennies, et que, tant qu’on y pense, la tradition n’exigeait nullement comme une nécessité absolue de faire des cadeaux médiocres mais coûteux à des tas de gens que l’on apprécie pas forcément.

Ca tombe bien les couleurs de Coca-Cola®, parce que tout cela laisse un fort goût de MacDo® : adulte ou enfant, on est toujours vaguement excité à l’idée d’y aller manger (avec des raisons différentes selon l’âge, mais toujours plus ou moins transgressives…), il faut faire la queue au pire moment, on piaffe jusqu’à l’assaut final, on se jette sur des emballages que l’on déchiquette frénétiquement, on mange trop et mal, on sort repu certes mais carencé et le désir réapparaît à peine satisfait. Comme une excuse à ce trop bref plaisir on repartira avec dans les bras un cadeau en plastique chimique fabriqué en Chine par des enfants sans école ni salaire (tristes lutins...), dont on se lassera au bout de dix minutes chrono et dont la destination sera plus probablement la benne que la postérité (on parie ? allez chiche, tu me les ressors en 2017, le cadre photo numérique et la montre-podomètre et le pull en laine de pétrole et l’intégrale DVD du championnat de Ligue 1 ?).

Heureusement il reste une leçon de pédagogie universelle pour les plus jeunes : chaque enfant de nos pays occidentaux, chaque Noël, est invité à se féliciter du meurtre d’un jeune épicéa.

 

Belle métaphore...


Je vous laisse, il faut que j’aille enlever les guirlandes…

Bertrand Gilot

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17 décembre 2009 4 17 /12 /décembre /2009 23:02
 

Paris, 1er mai 2002


Le visage blafard, blanchis même, les cheveux sales, les vêtements trop vieux, ils avançaient serrant dans leurs bras une pauvre vieille valise élimée - tout ce qu’ils avaient pu sauver, sans doute. Sept, huit ils devaient être. Un peu hagards, inquiets, leurs yeux cherchaient devant, derrière eux, partout la menace tapie dans la foule, qui les guettait qui sait à travers les volets clos et les rideaux aux fenêtres du boulevard. Tous ils marchaient plus vite que nous, traversaient la masse. Tous nous dépassaient de haut, adroits malgré la longue errance affichée, volant plus hauts d’un homme flottants sur leurs échasses. Elle en tête, elle nous survolait aussi, et plus encore. Agitant magistralement de ses bras maigres le sinistre signe, le présage horrible, elle nous a glacé le sang et les os. Ondulant lentement devant elle, le drapeau, le très immense drapeau planait de gris, de blanc, de noir au dessus de nos têtes. Version décolorisée de notre emblème, inédite et subtilement monstrueuse évoquant pire encore, pire qu’un discours, pire qu’un documentaire du siècle dernier, pire qu’un train de marchandises, pire qu’un ancien préfet de police, pire qu’un Reichstag en feu. Pire qu’inoubliable parce que toujours possible, toujours et partout.


Les comédiens anonymes à échasses nous ont dépassé dans le cortège des manifestants, laissant comme un sillage de frisson derrière eux, j’y pense encore.


J’avais failli ne pas aller manifester, confiant dans les choses et pensant aussi qu’on ne doit pas protester contre un résultat d’élection. Ce drapeau malade flottant sur une foule qui avait, elle, conservé ses couleurs, son mélange lui aussi toujours possible, et même sa voix et son sourire, m’a fait l’effet d’un souffle. Un souffle qui fait osciller doucement chaque plateau de la balance.


Votez le 5 mai. Un souffle, rien qu’un souffle…


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11 novembre 2009 3 11 /11 /novembre /2009 00:00

[© photos de l'auteur, ne pas utiliser sans autorisation, merci]

J’ai fait Verdun. C’était l’an dernier, quatre vingt-dix ans après que, selon la formule consacrée, les armes se soient tues. Quelques mois plus tôt, la nécessité d'aller mesurer physiquement l’absurdité des événements et des lieux m'était apparue impérative, en arrêtant ma moto devant le monument commémorant Charles Péguy : celui-ci était mort, assez fièrement paraît-il "pour la France", en 1914, dix jours  après le début de la guerre et à 40 km de Paris. Il y a eu ce besoin d’aller voir en grandeur réelle ce que cachait le mot « Verdun ». Chercher à lire dans les cicatrices géographiques ne serait-ce qu’un tout petit peu de ce qu'avaient éprouvé les poilus débarqués des trains de la Gare de l’Est. Il y a sans doute surtout un lointain écho du Long Dimanche de Fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, et des questionnements identitaires, familiaux et culturels que ce film avait réveillé : on a tous un arrière grand-père qui a vécu quelques semaines là-bas - ou dans des lieux équivalents, et dont on sait si peu de choses... Après quelques lectures, Barbusse, Dorgelès, Genevoix, les Lettres de Poilus, mais aussi Tardi ou Pierre Miquel, on peut bien aller rendre une sorte de modeste hommage à tous ces gens qui furent massacrés, au propre ou au figuré, sans trop comprendre pourquoi. A ces souffrances dénuées de toute signification. A ce que cela nous dit de la nature humaine.



Attention, c’est dangereux : la visite ne laisse pas indemne, encore aujourd’hui. La ville de Verdun elle-même est douloureuse, elle semble éteinte, exsangue, on a peur de la déranger. Histoire d’en rajouter pour l’ambiance, des types se battaient dans les ruelles désertes à la nuit tombée, complètement ivres, sous la pluie froide. Il y a bien une tentative pour rendre à la cité un lustre touristique, à insister sur l’autre passé, celui du Moyen-Age, mais ça ne prend pas, les petits pavés et les panneaux explicatifs, on n’arrive pas à s’intéresser, c’est comme évoquer un rhume du grand-père alors qu’on va à son enterrement.

Alors on visite les lieux didactiques inévitables, au demeurant plutôt bien faits, et puis l’on plonge dans les sombres forêts qui monopolisent les collines environnantes. Ces lieux parfaitement anodins, coins de campagne bucoliques, bosquets dérisoires, furent déclarés forteresses inestimables sous la décision orgueilleuse et incompétente des états-majors des deux camps. Cela coûta trois cent mille morts - et autant de blessés - en quelques mois. Le simple fait qu’à l’heure actuelle une forêt aussi dense entoure une ville de cette taille dans toutes les directions est déjà suspect. Faisons la tournée des lieux dont la puissance d’aspiration vers la mort a frappé les esprits, ces portes de l’enfer que furent la « cote 304 », Vaux, Douaumont, le « Mort-Homme » (farce de la toponymie, ce nom de lieu-dit datait de bien avant la guerre…), ou la butte de Vauquois spectaculairement éventrée par les mines.

Dans la proche campagne déjà, on sent la terre menaçante. Elle est sale, dangereuse, chargée jusqu’à dix ou quinze mètres de profondeur par des trucs chimiques, toxiques, explosifs, des millions de tonnes de métaux, de poudres diverses, au point que l’on en a fait une « zone rouge » incultivable, inexploitable, interdite à peu près à toute activité humaine. Les munitions non éclatées sont de plus en plus dangereuses chaque année, à mesure que rouillent et se dégradent les mécaniques décidant du déclenchement des charges. Ainsi, on peut encore mourir sans gloire d’un éclat d’obus à Verdun en 2009, comme il arrive quelquefois à des chercheurs de merveilles vendables sur eBay. L’armée, philosophe, y a établi des champs de tirs qui semblent nous dire : « après tout, n’est-ce pas… ? ». Quelques rares et maigres champs de céréales ça et là, ne mettent pas très à l’aise, il vaut mieux ne pas trop y réfléchir. Ils faut bien nourrir les hommes d’aujourd’hui.



La forêt, massivement replantée dans les années 1920 sur le sol lunaire laissé par les combats, soulève une impression proprement effrayante, une lourde nausée. Les arbres y poussent sur un moutonnement ininterrompu de cratères d'obus, houle immobile à peine barrée par le trait étrangement net des quelques routes asphaltées. Ils sont anormalement irréguliers, on en voit de toutes tailles, tantôts raides et puissants, tantôt malingres, tordus, bizarres. Les racines des conifères s’alimentent d’un certain nombre de choses auxquelles on fait aussi bien de ne pas penser. Etrangement, d'instinct, on n’a aucune envie de sortir des sentiers balisés. On tient la main des enfants. A quelques mètres de la voiture, on est enrobé d'une peur humide, une alarme retentit au fond de soi prévenant d’un danger réel. Partons. Le jour baisse déjà, mais surtout il y a ce bruit rauque, inhabituel que fait le vent dans les cîmes, zonzonnant à travers les écorces épaisses et disjointes qui laissent entrevoir d’inquiétantes obscurités dans le tronc de ces mélèzes funéraires. Longtemps, je ne pourrai plus regarder une forêt de la même manière. Les croix alignées à perte de vue de Douaumont, les caves immenses et pleines des ossuaires, nous rappellent qu'elles ne sont en rien exhaustives : les cent mille « disparus » (cent mille...) de la bataille de Verdun dorment encore ici, éparpillés, fantômes sans croix ni plaque oubliés en dessous de cette forêt. Pour certains d’entre eux, soupçonnés de désertion, cette mort non certifiée avait valu la honte – et la ruine - de toute une famille.

Fleury-devant-Douamont (au fond, la mairie)

La douzaine de villages détruits qui parsèment ce paysage mélancolique, par leur béance absolue, sont en creux les vestiges de la fin de quelque chose. Comment y vivait-on, dans ces fermes, comment étudiait-on dans ces écoles, comment se mariait-on dans ces mairies, que priait-on dans ces églises ? Image terrible d’un monde rural qui ne s’est jamais relevé de cette guerre. Les villages pas détruits, eux, portent la mémoire des « cantonnements », ces étranges intermèdes où pendant quelques jours, à portée du bruit des canons mais à l’abri de leurs éclats meurtriers, on avait le droit de s’enlever la vermine entre les orteils, d’acheter des verres d’eau aux rares paysans restés sur place, et de négocier à prix d’or divers trésors (tabac, chaussettes, charcuterie…), entre deux lettres mélancoliques adressées à ceux restés sur l’autre rive du Styx, à Paris, à Pau ou à Quimper. Dans tous ces lieux règne ce calme silencieux, le même que décrivaient les poilus en permission à l'arrière - ou lors des rares trêves de l’artillerie. Ce calme si étrange et pourtant tellement normal. C’est cela le traumatisme : c’est l’après. C’est l’irréalité absolue, indécente, énorme, du silence et du retour à la normale, retour aussi soudain et inexplicable qu’avait été le basculement vers l’horreur. Alors, c’était juste ça ? il y a du vacarme, des types qui meurent déchiquetés, et puis, plus rien, le silence, de nouveau les oiseaux qui volent, le blé qui pousse dans les champs, la fête du village. C’est dans l’après qu’il faut, qu’il aurait fallu, aider ces gens. Mais bon en 1918 on a fait comme d’habitude, et comme on refera en 1945 : on leur a vite demandé de taire leurs insoutenables récits, de faire bonne figure, et de cacher si possible leur mauvais penchant pour le pinard. Ca arrangerait bien, s’ils pouvaient se tenir tranquille, maintenant, et se remettre au boulot sans trop se plaindre, parce qu’on ne peut pas passer sa vie à faire des trous dans des Allemands au couteau de boucher. Ni à le raconter aux gosses. La société les a gentiment invité à se taire, et s’est vite mise à danser le charleston, histoire de prendre des forces pour la prochaine fois.

Je me suis dit en rentrant de Verdun que ça n’avait pas du être facile pour tous ces gens.

Cette guerre marque l’infinie fracture entre les combattants et l’arrière : l’incommunicabilité de l’expérience traumatique vécue scelle la frontière, généralement figée jusqu’à la mort des « anciens combattants ». Ceux qu’on a si souvent trouvés dérangeants plus tard, parfois violemment, lorsqu'il a fallu signer un deuxième armistice à Rethondes et remettre en selle le "vainqueur de Verdun". Surtout, le dialogue assassin entre l’homme et la machine y a été organisé pour la première fois à cette échelle, sans guère laisser de doute sur le vainqueur. Il s’en est pourtant trouvé, des colonels, pour planifier des assauts de fantassins en gabardine face à des mitrailleuses. La mécanisation de la mort, l’industrialisation, installe la distance psychique qui permet de réaliser un carnage à la fois efficace et, dans une certaine mesure, déculpabilisé. Entre le canon de 75 qui fragmente son bonhomme à trois kilomètres et le bouton rouge qui tue 500000 personnes à l’autre bout du monde, la différence n’est que quantitative, l'essentiel du chemin est déjà parcouru. Dans la société, la blessure s’est aussi infectée du fait de l’isolement des sacrifiés face aux autres, à ceux qui étaient dispensés de l’abomination, pour des bonnes et des moins bonnes raisons : les embusqués, les vieux, les enfants, les femmes. Quand on est mort « au champ d’honneur », ça évite au moins la douleur de retrouver un lit froid, un héritage déjà partagé, ou un concurrent professionnel installé dans son fauteuil juste parce que ses parents étaient de meilleure naissance.

Le recul permis par le siècle presque écoulé montre que cette guerre a affirmé pour la première fois avec autant d’évidence, qu’entre les intérêts économiques et la vie, il n’y a pas de choix à faire : s’il devient rentable de tuer des millions de gens, on le fera. Et on l’a fait. Et on a recommencé vingt ans plus tard, et on n’a jamais vraiment cessé. La France ensanglantée à Verdun tire aujourd’hui une bonne part de sa prospérité de la vente d’armes au monde entier. On a intérêt à ce qu’il y ait la guerre. Le critère de rentabilité n’a fait que prendre du poids. Les acteurs de l’industrie, et de son moteur aveugle qu’est une certaine forme de capitalisme, n’avaient que faire des morts de Verdun. On ne les sent pas trop affectés non plus par les morts de Bohpal, de l’amiante, d'AZF ou du Vioxx… Alors quand il s’agit d’épargner des baleines, des orangs-outans, des arbres millénaires ou même un équilibre climatique, peut-être que l’on ne devrait pas trop en attendre.

On peut se demander enfin quelles leçons l’humanité a tiré de cette expérience, initiée rappelons-le par les deux pays qui étaient à l'époque les plus  cultivés, les plus "civilisés" au monde. Collectivement, aucune ou presque, comme d’habitude : le patriotisme fait toujours autant de dégâts (cf. ce qui vient de s’achever dans les Balkans…), la mécanisation et la déshumanisation de l’acte de guerre ne font que s’aggraver (missiles intercontinentaux, drones, bombes à sous-munitions…), l’asservissement de l’homme comme chair à canon face à des intérêts économiques n’a nullement faibli (Darfour, Tibet…). S’il existe une maigre lueur d’espoir cependant, je ne la vois peut-être pas collective, mais individuelle. Parce qu’individuellement, à l’intérieur de chaque citoyen des pays ayant combattu, il reste une cicatrice, le plus souvent invisible et inconsciente mais bien présente. Il reste la trace d’un ancêtre au souvenir effacé que plus personne ne sait reconnaître sur les photos jaunies. Un ancêtre revenu de la guerre alcoolique ou joueur, devenu intolérant et violent, ou déprimé et passif, ou inaccessible, enfermé en lui-même. Un homme de ving-deux ans ou trente peut-être, à la fin de la guerre, revenu présent mais si différent. Ou un ancêtre mort dont l’absence a déstabilisé une famille, contraint une épouse à accepter un travail pénible, interdit l’épanouissement à toute une fratrie, contrarié mille projets dans ce qu’avait été son petit monde. Un ancêtre revenu impotent et pensionné, qui a entraîné son entourage à déménager en ville, plus près d’un hôpital, ou trop près de parents avec qui l’on était fâché. Un ancêtre à la figure démontée par les ferrailles, dont on a eu honte, et que l’on a caché des années durant au prix d’une culpabilité infinie. Combien de destins ainsi impactés, déformés, malades ? Des millions.

Peut-être il n’y a que ces traces infimes qui nous invitent à, tout de même, faire un peu attention à la suite… Si aujourd’hui les peuples Français et Allemands sont amis, on le doit sans doute la sagesse des dirigeants de l’après deuxième guerre mondiale, mais n’y a-t-il pas aussi la maturation lente d’un processus de cicatrisation post-traumatique démarré après 1918 ?


Bertrand GILOT
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22 octobre 2009 4 22 /10 /octobre /2009 11:23

 


Cela ne vous aura pas échappé, depuis hier la France respire mieux, le soulagement est manifeste depuis cette glorieuse victoire de nos forces : on a renvoyé dans leur pays ravagé depuis trente ans par la guerre (d’occupation puis civile), l’intégrisme religieux militarisé, la corruption et la production d’opium, une poignée de clandestins Afghans. C’était une forte priorité évidemment, et l’on est bien content que les urgences soient enfin traitées comme elles le doivent.


Car chacun l’avait remarqué, depuis que ces effrontés avaient tenté d’envahir notre riante modernité décomplexée sans se donner la peine d’en satisfaire les menues formalités d’accès, la France allait de catastrophe en catastrophe. La délinquance ne faisait qu’augmenter sous la pression des Afghans, agressions, cambriolages, voitures incendiées, sans même parler des incivilités dans les transports en commun. Les déficits publics ne faisaient que s’aggraver, en raison des dépenses collectives induites par les Afghans (certains de ces profiteurs allaient jusqu’à inscrire leurs enfants dans nos écoles !), mettant notre économie dans une situation dramatique (on reste le quatrième pays le plus riche du monde, cependant). D’autres n’hésitaient pas à tomber malades sur notre territoire, aggravant notablement le trou de la Sécurité Sociale - les médecins partageant il est vrai une part de responsabilité avec les Afghans (que ne les renvoie-t-on pas dans leur pays, ceux-là aussi !). Le chômage devenait endémique, les Afghans ayant trusté les meilleures places du marché de l’emploi. Gaspillant sans vergogne nos richesses naturelles et consommant sans les apprécier les meilleurs produits de notre industrie, les Afghans alourdissaient notre bilan énergétique et leur impact environnemental devenait préoccupant. Enfin, on sait tout le mal qu’ont fait au système bancaire les extravagants bonus et parachutes dorés que s’auto-administraient les traders Afghans infiltrés au plus haut niveau des banques françaises.


Enfin, tout cela est définitivement terminé, c’est du passé, fort heureusement révolu, et l’histoire le prouvera bien vite : on est certains de voir la France se redresser dans les mois qui viennent, libérée de ce fardeau  ! Et puis cette fois-ci, on les a renvoyés en charter, hein, pas question de les embarquer en classe affaire comme ils avaient fait le voyage aller (enfin, je suppose). Fini le champagne et les petits-fours ! L’abolition des privilèges n’est-elle pas un des fondements de notre République ?


De toutes façons, d'ici quelques semaines, si tout se passe comme il a été prévu par nos très sages autorités, les expulsés auront très probablement cessé d’émettre du CO2. Les sources de distraction ne manquent pas là-bas, on n’y souffre pas l’ennui anesthésiant du monde occidental  : drones américains mal programmés, talibans sans humour, seigneurs de guerre irascibles, sans même parler des représailles (et de la honte…) au retour dans leurs anciens villages. Et puis, avec la démocratie et l’économie de marché, désormais universelles, ils n’ont, vraiment, plus rien à envier à notre mode de vie. Il ne leur restera plus qu’à aller à la galerie marchande du coin, acheter chez Séphora un parfum pour leur pauvre mère, télécharger quelques chansons de Piaf sur leur iPhone pour passer la nostalgie, et ils réaliseront bien vite (avant de mourir, si possible) l’erreur irréfléchie qu’a été leur départ. Pour le moins, leur petite escapade européenne les aura convaincus de la sincérité des valeurs humanistes qui sont les nôtres. Et si les survivants viennent à croiser nos soldats sur quelque chemin de montagne, ils seront sans doute très heureux d’échanger quelques mots dans notre langue. Alors, ces soldats seront fiers d’être Français, et n’auront plus à déplorer cette désuète tradition qui consistait, il y a bien longtemps, à accorder l’asile politique aux personnes sensibles et douillettes prétendant fuir la guerre, la torture et la mort.


Comme quoi avec un peu de patience tout finit par rentrer dans l’ordre.

 

BG

 

post-scriptum : internet étant ce qu'il est, je regrette d'avoir à préciser que ce texte est à prendre comme un avis satirique au 23ème degré ! Et tant pis pour ceux qui n'accèdent qu'au 22ème. Je suis confiant dans l'intelligence de mes contemporains, cependant à la lecture de certains commentaires il est sans doute préférable de le dire...

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22 octobre 2009 4 22 /10 /octobre /2009 11:16
Juste quelques mots pour conseiller la lecture de l'excellent article "La frontière des femmes" paru dans la non moins excellentissime revue "XXI" (Vingt et Un, disponible en librairie uniquement). Vertigineuse plongée dans l'horreur de la migration des centraméricains vers les Etats-Unis, proies fragiles dans une jungle très bien organisée pour les consommer.

De l'humain, rien que de l'humain, et pas dans ce qu'il a de plus beau.

On y apprend ainsi que la traite est l"a seconde activité illégale la plus lucrative au monde, devant la drogue et derrière les armes". Elle concernerait en Amérique 600 à 800 000 personnes, dont la moitié de mineurs. La proportion libérée grâce aux forces de l'ordre ne dépasserait pas 1 à 2 %...

A lire le coeur bien accroché, entre le documentaire de C.Poveda et le film Sin Nombre...


BG
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14 octobre 2009 3 14 /10 /octobre /2009 17:49
 

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Une partie de ma famille vit en Amérique Centrale, au Salvador. Quand j’étais petit, on me regardait bizarrement parce que le dimanche je n’allais pas voir ma grand-mère dans le village d’à côté : par contre une fois par an, du moins lorsque le café ne s’était pas vendu à un cours trop bas, elle nous arrivait du bout du monde, de là où il y a des tremblements de terre, des jardins qui ressemblent à la jungle et, à l’époque, une interminable guerilla. C’était d’autant plus étrange d’ailleurs que, faute d’aéroport dans notre petite province, c’est à la descente du train de Paris que nous allions l’attendre. C’est un pan compliqué de mon histoire-géographie personnelle sur lequel je reviendrai peut-être dans ces lignes, c’est en tous cas ce qui m’a poussé à aller voir La Vida Loca (« La vie folle »), le documentaire de Christian Poveda sur les Maras, ces bandes armées qui sèment la terreur là-bas, sorti au cinéma en France fin septembre.

 

Quand on connaît ce pays, l’idée qu’un type ait pu filmer un documentaire sur les maras relève de la science-fiction. C’est comme aller filmer l’intérieur d’un volcan en maillot de bain dans la lave en fusion. Ou plus précisément, comme un des personnages du film Salvador d’Oliver Stone, essayer de capturer au plus près l’image d’une rafale de mitrailleuse. Jusqu’à s’y perdre. Comme l’a fait Christian Poveda justement, mort assassiné quelques semaines avant la sortie de son travail sur les écrans.

Car là bas, il n’est nul besoin d’être agrégé de littérature hispanophone pour lire le journal : si vous comprenez les mots « assessinato » et « muerta violente », vous arriverez sans problème jusqu’en page 5 ou 6 de La Prensa Grafica ou du Diario de Hoy. Il y a une douzaine d’homicides par jour (en moyenne), pour une population de 7 millions d’habitants (deux tiers de la région Ile de France). La société est balafrée par de multiples fractures, certaines pénibles, d’autres tragiques. Ainsi, la conquête Espagnole remonte à un demi millénaire mais le métissage reste sporadique, et chaque visage dénonce immédiatement les origines : tribus Mayas originelles de la région ou Européens installés de plus ou moins longue date, issus des guerriers, aventuriers puis commerçants qui ont colonisé l’endroit. Mais en réalité le racisme le plus toxique est surtout social, il trace une frontière invisible mais omniprésente et quasiment infranchissable. On peut en lire les conséquences dans le regard plein de colère froide des enfants des écoles : ils savent que leur bel uniforme a peu de chances de les mener à de meilleures conditions que leurs parents, enlisés dans la pauvreté résignée, l’analphabétisme, les superstitions endémiques et parfois l’alcool. On peut le percevoir dans l’absence de regard, justement, que portent sur eux les classes moyennes et aisées. Abritées par une relative prospérité qui leur permet un mode de vie totalement occidentalisé, celles-ci ont pris une longue habitude de l’isolement et du repli sur soi. Elles ont souvent été prises pour cibles – au sens propre - durant la guerilla (ne leur parlez surtout pas de guerre civile, ils ne veulent voir là qu’un prolongement de la guerre froide sans aucune cause sociétale locale !). Ciblés à tort d’ailleurs, car les « vrais » riches étaient depuis belle lurette en sécurité à San Francisco ou en Floride. Les troubles sont terminés, les souvenirs sont vifs et les cicatrices pas toujours propres, mais au moins, les opposants armés d’hier sont devenus des partis politiques, et la démocratie fonctionne. Par contre les armes de l’époque ont été éparpillées sans contrôle, et alimentent une des plus meurtrières délinquances du monde. Alors, on vit une modernité proprette et technophile, mais chacun dans son coin, dans des maisons hérissées de barbelés, dans des quartiers en apparence banals mais sillonnés par des gardes armés. On traverse derrière des vitres fumées une ville vécue pour l’essentiel comme étrangère, hostile. De fait, mieux vaut rester là où c’est surveillé et climatisé. On en oublie de croiser le regard du vigile, de saluer la petite vendeuse du magasin, et l’on finit par trouver normal que l’autre s’écarte devant nos pas. Pendant ce temps, le fils de la bonne regarde de loin la Playstation® qui coûte six mois du salaire de sa mère, et personne ne semble s’en rendre compte. Facile de juger cet autisme apparent, vu d’Europe, lorsqu’on n’a pas été menacé, lorsqu’on n’a pas craint chaque jour le rapt ou le meurtre de ses proches, lorsqu’on peut marcher dans la rue ou faire un tour à la campagne sans penser à se munir d’une arme à feu.

 

San Salvador - Musée National J.Guzman - vitrine consacrée aux superstitions locales

 

Ce que nous montre le documentaire de Poveda, c’est donc l’envers de ce décor-là. Ce qui se trame derrière l’invisible rideau. Ce que l’on devine lorsqu’on réside au Salvador, ce que l’on craint, ce dont on n’a que des indices, comme les empreintes d’un dragon dans la forêt : les photos dans le journal, les statistiques, les récits horribles des familles dont un membre a disparu sans laisser de traces, l’omniprésence de policiers nerveux et de gardiens équipés d’énormes fusils devant tout commerce digne de ce nom, les conseils inquiets des proches : « non… ce quartier, il ne faut pas y aller ». Poveda nous montre les coulisses de ce sinistre théâtre de très près, de dedans, et c’est cela qui est incroyable. Il ne fait pas de plans au zoom depuis la colline d’en face, il ne fait pas de la sociologie théorique à partir de photos satellite, ni du discours calibré d’ONG angélique, ni, non plus, du rapport technocratique pour quelque instance internationale. Il filme cru, là, dans la chambre, en face à face, il fait parler l’intimité, le quotidien. Sa caméra et son micro attrapent tout, de la fumée du crack à la sueur des prisons, il nous le restitue avec un montage percutant, sans aucun commentaire.

Et l’on est pris par le vertige, comme toujours, de constater l’évidence, c’est-à-dire l’humanité dans toutes ses dimensions. Celle de la victime et celle du bourreau, dont les frontières se brouillent de fait, la plupart des assassinés étant eux-mêmes des membres de gangs. Ces gamins de 13 à 25 ans – jamais plus, et pour cause… - sont versés dans une ultraviolence pure, meurtrière, sans idéologie, sans but, sans fin prévisible, sans plan d’ensemble, hormis peut-être pour d’hypothétiques grands chefs de cartels riches et oisifs qui vivraient cachés on ne sait où. Le phénomène semble s’auto-entretenir, un peu aidé par les expulsions hebdomadaires de repris de justice ayant purgé leur peine aux USA. Cela perdure à la manière d’une épidémie, sans que quelqu’un n’en tire vraiment les ficelles.

Alors ils rigolent. S’aiment parfois, baisent bien sûr, et l’on s’essaie à faire le parent dans des conditions dantesques, reproduisant souvent le chaos qu’ils ont eux-mêmes vécu dans leur petite enfance. L'une appelle son bébé Osiris... et se fait stériliser le lendemain de son accouchement. Ils vont chez le médecin. Ils doutent, réfléchissent, rêvent. Certains espèrent. Ils sont organisés, cohérents, certaines remarques sont d’une intelligence tranchante. Ou est donc le monstre sale et stupide que l’on cherchait ? On s’en veut d’en être étonné, ils pleurent aussi. Beaucoup. Il ne manque pas d’occasions : les veillées funèbres, ponctuées de signes codés et d’une sorte de prière collective immuable, s’enchaînent à un rythme effréné. On en oublierait que ces maraderos sont des adolescents. Les « héros » filmés par Poveda font leur tour de piste, racontent leur vie, disent leur morale de l’histoire, fanfaronnent un peu, essaient de s’en sortir, ou pas. Dans les deux cas c’est très dangereux de toutes façons, la Mara n’oublie pas, elle cherchera sans relâche celui qui tente de s’en éloigner. Sa mémoire collective perdure on ne sait comment, tandis que les interviewés sont retrouvés les uns après les autres dans une flaque de sang caillé au petit matin. On emballe le corps maigrichon du gamin aux tatouages inertes dans un grand sac en plastique noir, sur le pick-up de l’institut médico-légal, puis, vite apprêtés, dans ces horribles cercueils vitrés traditionnels là-bas (tropiques obligent…), dont on ne fermera l’inutile couvercle qu’au moment de la mise en terre. Le gang fait la quête dans le quartier pour payer l’enterrement, les caïds s’excusent pudiquement de déranger les petites vieilles, lesquelles donnent la pièce. Surréaliste. Les filles pleurent leur amoureux. Les mères, lorsqu’elles existent, pleurent leur enfant. Les garçons pleurent leur amoureuse (personne n’est épargné), et jurent vengeance (« que c’est dur un enterrement… mais tout ça se finira dans le sang ! » promet l’un, entre deux sanglots). Tout cela en écoutant avec un respect manifestement sincère le trop jeune prêtre qui débite son sermon, promettant des jours de paix et d’amour, gracias a Dios. Les enfants eux ne pleurent guère, ceux que l’on voit dans le film ont le regard si vieux déjà, à trois ans ils en savent trop, on dirait qu’ils attendent leur tour... L’image est dure souvent, bien sûr, mais certes pas plus agressive que cette réalité si difficile à capter.

 

Aborder la question de la psychologie de ces gosses à distance et collectivement est un exercice plus qu’incertain. En quelques grands traits je n’évoquerai donc que quelques généralités :


La perte d’identité : elle est explicite, marquée par l’attribution d’un nouveau nom lors de l’entrée dans la mara. Le nom d’état civil ne réapparaîtra plus guère qu’au tribunal. La sonorité des noms choisis détonne, évoquant plus les dessins animés de Tex Avery qu’un monde de tueurs : El Duke, La Chucky, Snarf, La Droopy… Les tatouages rituels peuvent recouvrir l’ensemble du corps visage compris, signant l’impossible retour dans la société – et l’improbable chance de survie en cas de rencontre d’un membre du gang adverse. Comment se sent-on soi-même, lorsqu’on a le visage barré d'un « 18 » en chiffres de vingt centimètres de long ? Cette perte d’identité est une dilution, permise par la formation d’une sorte de « personnalité collective » où le groupe fonctionne pour lui-même. L’individu n’y a pas de réelle autonomie. Bien sûr il existe une organisation et une hiérarchie, bien sûr chaque mort est pleuré et chacun occupe une place plus ou moins valorisée, mais le rythme des pertes est tel que le groupe se recompose en permanence, sans jamais changer son mode de fonctionnement. Cela évoque très largement les phénomènes décrits par mon collègue Frédéric Gelly dans sa thèse consacrée aux traumatismes de guerre durant le conflit de 1914-1918 (*) : les soldats étaient exposés à la mort – la leur toujours possible, celle de leurs camarades de combat, l’omniprésence des cadavres – en permanence, durant des mois. On sait la puissance des liens qui unissaient les anciens combattants, les blessés de la face par exemple. Ici pas de guerre qui donnerait une signification collective aux traumatismes psychiques graves et répétés (abandons précoces, maltraitance physique ou sexuelle, violences familiales puis dans la rue, subies ou simplement vues, menaces sur la vie et crimes commis devant eux, découverte de cadavres…) qui sollicitent, en l'absence d'aide extérieure, des mécanismes de défense peu élaborés qui conduisent à la répétition des drames, en boucle. On y rattachera l’insistance des maraderos à cultiver et exalter constamment la fraternité dite « première vertu du gang », corollaire de l’incroyable force gravitationnelle du groupe. Face à ce sentiment la famille disloquée, l’école sans avenir et la société rejetante font peu de contrepoids. On remarque au passage que si les Maras ne semblent pas recruter ailleurs que chez les pauvres, les origines ethniques semblent abolies par l’appartenance au gang. Plus étonnant encore, il reste toujours quelques petits morceaux de liens avec le reste de la société, ces enfants ne viennent pas du fond de la galaxie : éclairés par la caméra de Poveda, on devine ainsi des bribes de relations avec un parent éloigné, une voisine affectueuse, un ancien enseignant… Il semble bien rare que tous les ponts soient coupés.

 

« J’avais tellement besoin d’un père », pleure cette gosse interviewée après l’assassinat du reporter. Après la fraternité et la recherche assoiffée de liens « horizontaux », la recherche d’un père semble être une autre constante. Car l’absence symbolique des pères est évidente : ils sont soit morts, soit en prison, soit disqualifiés par leur alcoolisme ou leur violence intrafamiliale. Au minimum ils sont affaiblis par leur absence de reconnaissance sociale (chômage, pauvreté, métiers avilissants…), et en tous cas quasi invisibles dans le film. Ils ne protègent de rien, ne guident vers rien, ne transmettent rien. Les mères apparaissent au contraire plus réelles, avec leur lot d’incohérences et de points de faiblesse, mais réelles. Et ce gamin qui dans le bureau de la juge qui semble souhaiter de tout son être qu'on l'enferme, enfin, qu'on le protège de lui-même... Il y a certainement là un facteur qui pousse à préférer le groupe, avec ses lois claires (le rôle du père n’est-il pas de véhiculer la Loi ?), sa constance, sa contenance, son caractère finalement beaucoup plus prévisible et – finalement - rassurant, que bien des familles esquintées. Avant l'entrée dans la Mara, tous les autres liens interhumains, horizontaux ou verticaux, sont fragmentés, instables, angoissants. C’est sans doute un facteur aussi qui pousse à se tourner vers Dieu, figure paternelle par excellence.

 

On est ainsi frappé – assommé ? - par Dieu. Car tous l’implorent et c’est une grande surprise. Eludant systématiquement l’essentiel (l’absurdité de la violence), le discours des diesyocheros est ainsi quelquefois touchant. En plein milieu de sa fête d’anniversaire, un gars demande une minute de silence pour leurs « frères » tombés. Il évoque Dieu. Tout le monde le prie et s’en remet à lui. Les bons, les méchants, le ministre de l’intérieur, le chef des voyous, la femme du chef des voyous qui vient de se faire buter, l’éducateur d’une ONG, la juge des mineurs, le « frère » du voyou qui jure vengeance, Dieu est appelé par tout le monde, tout le temps. Hallucinantes images d’une séance de prêche obligatoire dans une maison de redressement, où l’on bombarde un évangéliste puro Gringo débiter sa Bible en Anglais traduit en simultané par un gardien. Hallucinantes oraisons, à la fois naïves et blasées déversées par ces prêtres – tous assez jeunes, étrangement –  pendant que coulent les larmes vengeresses des bandits les plus dangereux du monde. Hallucinantes paroles de celui-ci, exhortant une jeune mère de 16 ans incarcérée pour recel, à « s’accrocher à Dieu sans jamais lâcher sa main, comme le ferait un Pitbull » !!! Quel que soit notre rapport personnel à la religion, on est forcément questionné par cette remise permanente entre les mains d’un sauveur qui pourtant, dans ce pays, semble occupé à tout autre chose… Cela traduit-il du fatalisme, un simple trait culturel ? Est-ce de la résignation, une séquelle tardive de la guerilla, un abattement face aux catastrophes qui trop souvent s’abattent par ici ? En tous cas les trois termes de la devise du drapeau "Dios, Union, Libertad", semblent décidément difficiles à rassembler...

 

De fait, rien de ce qui a été fait pour lutter contre le phénomène des maras ne fonctionne : le tout-répressif a démontré son indécente inefficacité au fil des années. La police semble hésitante, maladroite, brutale quand il faudrait dialoguer, manquant de fermeté quand un cadre clair paraît indispensable (ses réactions ne sont pas sans rappeler l’excellent film Wesh-Wesh où Rabat Ameur Zaïmeche nous parle de nos banlieues ; si la gravité de la violence n'est pas comparable - encore que des actes de barbarie soient également commis chez nous - le parallèle mérite d'ailleurs d'être réfléchi). Il faut dire qu’elle se sort assez difficilement d’une sinistre réputation acquise depuis les sombres heures des années 80. En face, on oppose des projets de réinsertion qui semblent bien fragiles, bancals, parfois assis sur un discours benoîtement moralisateurs totalement décalé. Ceux-là peinent à convaincre dans un pays où l’on raisonne souvent avec brutalité. D’un côté comme de l’autre, les adversaires montrent chacun un fatalisme à toute épreuve face au problème général : « on n’y peut rien, Dieu règle tous les problèmes, alors espérons qu’il règle aussi celui-là ». A l’échelle individuelle on s’enferme dans le cycle tristesse-révolte-vengeance (ou fantasmes de vengeance). Ces raisonnements sont éventuellement suivis d’actes justifiés par une idée simpliste : « il n’y a qu’à tous les tuer [les pauvres, les riches, les maras, les bourgeois, les communistes, les militaires… selon le camp où l’on se trouve !] et le problème sera résolu ». On nie au passage l’évidence que cela ne marche pas, et ce n’est pas faute d’avoir essayé… Si au moins le massacre avait prouvé son efficacité, avec le plus sombre des cynismes on pourrait éventuellement se résigner à l’envisager, mais on n’a même pas cet argument là. Le pays a pourtant payé déjà bien cher pour essayer d’éradiquer ses ennemis intérieurs, et pour avoir constaté que c’est aussi impossible qu’inutile… Se réconcilier, alors ? Ouvrir les portes puisqu'on ne sait pas les fermer convenablement ? Tendre la main à l'autre que l'on ignore et déteste ? L’apprentissage sera long, et il faudrait déjà qu’il y ait une volonté, et que cette volonté soit acceptée par le peuple.

 

 


 

On est alors glacé par ce genre de commentaire, trouvé sur Youtube au sujet de l’assassinat de Poveda : « il n’y a qu’a tous les tuer et laver ce pays de toute cette merde ». Il y aurait plusieurs dizaines de milliers de maraderos au Salvador. Il ne sera certainement pas facile de ramener ces jeunes assassins vers une insertion crédible dans une société apaisée. Autant dire, en conclusion, que l’espoir est une denrée à ne pas gaspiller dans la région. Sur les routes là-bas on voit marcher constamment des milliers, des millions, des milliards d'enfants, on dirait que tous les enfants du monde marchent sur les bords des routes du Salvador. Pourra-t-on toujours leur dire d'un air morose : "hay que confiar en Dios... y nada mas" ?



Bertrand Gilot


magasin de souvenir, site Maya El Tazumal



Pour aller plus loin :


à noter tout d'abord : la sortie prochaine (21 octobre) d’un autre film, de fiction celui-ci, traitant des maras : « Sin Nombre ».


http://www.laprensagrafica.com/revistas/septimo-sentido/59174--christian-poveda-.html


http://www.rue89.com/2009/09/03/christian-poveda-realisateur-francais-assassine-au-salvador?page=2#comment-1034497


http://www.mediapart.fr/club/blog/michel-puech/100909/assassinat-de-poveda-cinq-arrestations-pour-un-piege


http://www.mediapart.fr/club/blog/michel-puech/040909/l-assassinat-de-poveda-bouleverse-la-famille-de-visa


http://www.monde-diplomatique.fr/2004/03/REVELLI/11063

 

GELLY F., La Grande Guerre : Frères d’Armes ; approche du traumatisme de guerre, des défenses psychiques immédiates et à distance, conséquences post-traumatiques. Thèse pour le Doctorat en Médecine, Université de Lyon I. 2000, 267 p.

 

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28 septembre 2009 1 28 /09 /septembre /2009 22:06


Ceux qui ont vécu des traumatismes psychiques, ceux qui partagent leur quotidien et ceux qui les soignent le savent bien, il est de dangereuses blessures qui ignorent le temps qui passe. Des blessures psychiques vertigineuses, conséquences directes d’événements effroyables où tout fut basculé, la conscience de soi, les limites de son corps et de ses perceptions, l’entrechoquement de la vie si fragile et de la mort si brutale. Des avalanches qui dérobèrent le sol des certitudes sur lesquelles on avait négligemment construit son âme. Les études épidémiologiques les plus rigoureuses nous disent que ces confrontations tragiques entraînent des troubles de type « état de stress post-traumatique » dans un quart à un tiers des cas en moyenne, mais parfois beaucoup plus selon les circonstances. Circonstances qui ne manquent hélas ni en quantité ni en diversité dans l’horreur, qu’il s’agisse de drames individuels ou collectifs, publics comme le terrorisme ou privés comme l’accident de voiture, intimes, comme l’inceste, ou spectaculaires comme la guerre. On sait cependant que les troubles sont plus fréquents lorsque l’effraction traumatique est causée par une action humaine volontaire plutôt que par une catastrophe naturelle ou accidentelle. C’est ainsi que le taux de malades monte à plus de 80 % chez les victimes de torture, par exemple, ou même 100 % chez des soldats qui avaient passé plusieurs semaines à enfouir des cadavres avec des pelleteuses.

Le tableau clinique de l’état de stress post-traumatique est clair, univoque et stéréotypé au début, je ne ferai que survoler ici les symptômes principaux : syndrome de répétition (cauchemars récurrents, images ou pensées intrusives…), émoussement affectif et/ou hypervigilance, réactions de sursaut, dépression associée dans 90 % des cas. La caractéristique temporelle intéressante de ce syndrome est l’existence, fréquente (mais non systématique) d’une période de latence, totalement asymptomatique, et pouvant atteindre… plusieurs décennies. Il arrive donc que la malédiction s’abatte trois jours, six mois ou quarante ans après les faits, comme en témoignent certains patients que j’ai pu rencontrer, déclenchant leurs troubles trente ans après la guerre d'Algérie par exemple (j’ai eu du mal à me le figurer avant d’en faire l’expérience par moi-même). Ce tableau clinique se remanie largement au cours du temps, compliquant singulièrement le diagnostic : parfois n’en émergent que des plaintes somatiques (des douleurs, la fameuse sinistrose quelquefois…), une dépression chronique, une "simple" insomnie (attention à l'examen clinique !), des phobies (dont l’objet n’est pas forcément en rapport avec le traumatisme). Quelques patients vont jusqu’à la clochardisation, au suicide, à des passages à l’acte violents et dénués de sens (cf. les vétérans du Vietnam et les fusillades aux USA, mais aussi combien de tyrans domestiques ?). Plus confuse et peu étudiée, est la transition directe (sans état de stress post-traumatique décelable) entre le traumatisme et l’apparition d’une addiction, hypothèse que j’ai abordé dans ma thèse et qui est bien peu documentée. Les addictions sont fréquentes dans les cas d’abus sexuels précoces, tant il est difficile de se fabriquer une histoire viable après ce genre de transgression massive, plus difficile à repousser à l'extérieur de soi car souvent dénuée de menace et de brutalité physique.

Sans soins, le traumatisme ne s’oublie pas, il restera toujours une ombre qui plane, parfois inconsciemment, bien facile à comparer à une épée de Damoclès. Le cinéaste Roman Polanski, a été reconnu coupable d’avoir eu des relations sexuelles avec une mineures de 13 ans, en 1977, qu'il avait droguée et fait boire. Il avait alors rapidement fui ses responsabilités, et les Etats-Unis, pour une contrée qui à l’époque avait l’asile facile (mieux vaut être  cinéaste pédophile Polonais qu’universitaire rétrosexuel Afghan ?). Aujourd’hui, la victime dit ne plus souhaiter de poursuites, ce que tout le monde prend pour une justification (depuis quand la victime tient-elle la main de la Justice ?), et une partie du monde artistique et politique s’émeut tout fort que la justice Américaine demande des comptes à ce monsieur. Agé de 44 ans au moment des faits, on ne voit pas bien ce qu’il peut plaider ni ce qu’on peut lui trouver comme circonstance atténuante : avoir du sexe avec une gamine de 13 ans, à 44 ans, je veux bien admettre qu’on était en pleine période David Hamilton et en pleine « libération sexuelle », il n’empêche que c’était un délit pénal dans la plupart des pays, et qu’il a été jugé dans un pays démocratique, et qu’il a fui. La gamine est devenue grande, elle semble avoir réussi à se construire, tant mieux, il n’empêche que cette « expérience » aura indéniablement été pour elle un problème imposé perversement par un tiers ayant sur elle un pouvoir impossible à combattre (asymétrie adulte / enfant, etc.). Or, il n’existe pas de tribunal pouvant prononcer une amnistie pour les traumatismes psychiques, qui puisse décider de les faire cesser ou débuter, continuer ou régresser. A l’intérieur d’une âme brisée ou tordue par le choc, il n’existe pas d’artistes commentateurs autoproclamés pour fustiger la justice Américaine, et il n’existe pas non plus de Bernard Kouchner, Ministre de la République Française - mais ces mots ont-ils encore un sens ? - pour demander aux juges Suisses de ne pas appliquer la loi (!), au prétexte que « les faits datent de plus de trente ans ». Un professeur de gymnastique qui tripote une lycéenne, c’est un monstre qu’il est urgent de lyncher, par contre un cinéaste qui viole une enfant, c’est un génie incompris lâchement persécuté.

Là, je crois bien que c’est moi qui n’ait pas encore tout compris…

BG


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16 mai 2009 6 16 /05 /mai /2009 01:12


Oui je sais mon titre racole un peu, mais l’heure est grave : j’ai failli m’étrangler en tombant sur cette dépêche (brièvement reprise notamment par Le Monde et trop peu commentée) qui témoigne en surface, des reflets que notre sondocratie aime à scruter dans son miroir médiatique, et en profondeur d’un malaise certainement plus grave qu’il n’en a l’air : 51 % des Français, dame ça fait du monde, « ont une image négative des jeunes ». Au hasard, j’aurais plutôt dit 53 % mais on n’est pas là pour parler de politique. On nous dit ainsi que 70 % des sondés trouvent les jeunes « individualistes », par exemple. La méthodologie du sondage de l'AFEV prête un peu à critique (sondage sur un échantillon réputé représentatif, mais via internet) mais il n’empêche, le choc est là.

Je suis glacé de voir ici la confirmation d’une tendance que je craignais, mais que je persistais à voir comme un pur produit de mon mauvais esprit. Je me disais que ce ne devait pas être si grave que ça, mais c’est pourtant la réalité : ils n’ont rien compris. Ils (et elles bien sûr), ce sont ceux qui ont arrêté d’être jeunes, il est bien difficile d’en fixer la limite précise évidemment mais à la louche, disons, ceux qui sont nés avant le début des années soixante. Il faut que je fasse attention moi-même, mon assureur m’a récemment confirmé par ses tarifs qu’il me trouvait moins jeune qu’avant (moins cher pour la moto, plus cher pour la mutuelle…), et puis aussi je commence à trouver que les ados s’habillent bizarrement (signe indubitable de mon appartenance à l’âge adulte), mais jamais je ne m’aventurerais à lancer un jugement aussi détestablement péremptoire sur « les jeunes ».

On peut les défendre, on va trouver des tas d’exemples qui démontreraient que non, les jeunes ne sont pas plus individualistes que dans ce supposé paradis perdu des décennies précédentes, on va parler des associations, des engagements humanitaires (si fréquents chez les quinquagénaires, c’est bien connu…), des projets artistiques collectifs, de l’utilisation parfois maladroite mais souvent riche malgré tout des réseaux modernes de communication. Mais ils sont assez grands pour le faire eux-mêmes, alors par pure provocation je ne citerai que les rave party, ces rassemblements extrêmement massifs sur lesquels on a tout raconté, tout stigmatisé, tout critiqué, sauf à mon sens le plus important : pour exister ces événements nécessitent un très fort réseau de liens, une organisation, une cohérence, une direction, une adhésion collective mais libre à la fois, et il s’y déroule bien moins de drames, quoi qu’on en dise et malgré des consommations toxiques impressionnantes, que dans la moindre soirée de football de première division (sans même parler de la violence, du racisme et autres glorieuses valeurs véhiculées par ce type de « sport »…), ce qui témoigne sans doute d’une grande capacité de respect mutuel et, osons le mot, d’une certaine maturité même au cœur de l’excès.

Mais on peut surtout, ils le méritent gaillardement après lecture de ce sondage, attaquer les autres, les « vieux », enfin du moins ces consternants 51 %. Qui sont-ils pour se poser ainsi en donneurs de leçons omniprésents, omnicompétents, omnimoralisateurs ? Qui sont-ils pour juger des problématiques d’aujourd’hui à travers des filtres aussi démodés ? Quand on a vécu, alimenté, habité (et donc cautionné), une société pétrie de clivages aussi violents que résistants/collabos, FLN/OAS, pro/anti-avortement, pro/anti-peine de mort, quand on a attendu 1948 pour donner le droit de vote aux femmes (et 1997 pour juger Papon, ou 1986 pour dissoudre le peloton voltigeur motorisé…), comment peut-on porter un avis aussi hautain sur une jeunesse qui s’encombre si peu de savoir de quel village, de quelle religion ou quel milieu social viennent ses voisins de banc à la fac ? Et puis la guerre froide qui a alimenté les peurs du temps de leur âge d’or vaut-elle plus, ou bien vaut-elle moins, que les infinies réverbérations du 11 Septembre qui bercent la jeunesse française d’aujourd’hui ? Et
quand on a contribué à saloper la Terre à qui mieux-mieux (écologiquement, socialement, avant ou après la colonisation…), de quel droit méprise-t-on une génération montante qui semble enfin (un peu) plus consciente de ses actes ? Quand on a fêté la construction des barres HLM à perte de vue (« ah oui mais il y avait des salles de bain, au moins… ») et les autoroutes intra-urbaines, quand on a applaudi la déshumanisation des centres-villes au profit de monstrueuses zones commerciales asphaltées « parce que c’est plus pratique pour se garer », quand on a considéré que 700 m2 de planète par personne c’est un droit imprescriptible, et que le bon voisin est un voisin dont ne sent pas l’odeur du barbecue, quel regard ose-t-on poser sur une génération montante réduite à stagner et qui – la faute à la médecine – doit parfois attendre d’avoir 65 ans pour hériter de ses premiers euros d’aide à l’installation ? Ah, on peut bien leur jeter du syndrome de Tanguy à la gueule ! Ah ouais tiens, ils restent chez papa-maman à 28 ans, bizarre non ? Salauds de jeunes ! profiteurs ! En plus ils s’abritent encore sous la mutuelle à Papa, faudrait pas abuser ? Mais il faut vraiment avoir de la fange dans les yeux pour ne pas être au courant qu’aujourd’hui, un jeune diplômé commence sa vie active par des stages infinis et plus ou moins bénévoles, des périodes d’inactivité subie, des contrats précaires, tandis qu’un jeune non diplômé connaîtra le même parcours, grosso modo, mais au black. Comment font-ils pour ignorer que le temps est terminé où il suffisait de vouloir pour avoir du travail, de travailler pour réussir, et d’être un peu plus malin que les autres pour s’enrichir ? Et pour ne pas savoir qu’aujourd’hui habiter coûte trop (qui accède à la propriété sans héritage ni soutien familial, dans les grandes villes ?), manger coûte énormément, s’habiller devient vertigineux – sans même compter avec la multiplication étourdissante des tentations mercantiles ? C’est vrai à la fin, c’est pas parce qu’on gagne 900 € par mois avec un loyer de 500, qu’on ne peut pas se payer des lunettes et une couronne dentaire tous les deux ans, non ? Ce genre de raisonnement totalement à côté de la plaque me fait penser à ces piliers de bistrot (ou de repas familial…) qui beuglent entre deux verres de Sauvignon (ou de Médoc, c’est selon) que les types qui sont en prison « ne devraient pas se plaindre, ils ont la télé tout de même  ».
Et c’est pareil pour la vie privée : ceux qui ont connu au choix, la Stabilité Eternelle du Couple Garantie par la Religion, ou bien les grands dérapages libertino-déglingués post-Woodstock se rejoignent pour oser, sans honte aucune, émettre des avis définitifs sur les turpitudes amoureuses d’une génération à qui l’on enseigne dès avant la puberté que aimer peut tuer, d’une manière bien plus menaçante que ce que tous les syphilitiques du troisième Empire n’ont jamais ressenti. Bref, la rhétorique de cette fraction du pays est toujours la même : nous on a fumé tout ce qu’on a su, et au-dessus de votre berceau encore et dans les couloirs de la maternité, mais vous c’est terminé, ça donne le cancer et puis c’est nous qui paye. Nous on a roulé bourrés durant toutes nos études, mais vous attention y a Sam qui veille, pas de blagues. Pareil pour la vitesse, et pour toutes les griseries dont on prétend spolier les nouveaux locataires du monde. La griserie, voilà la drogue magnifique dont ils se sont goinfrés et qu’ils veulent interdire aux autres.
Et je ne parle pas de la rengaine rancie du rutabaga et de la chicorée,– je mélange un peu, mais pas tant que ça, vous allez voir – privations mythiques autant qu’éphémères qui viennent légitimer cinquante ans de consumérisme débile et autosatisfait, de la yaourtière électrique à usage unique jusqu’aux vacances aux Seychelles CO2 inclusive (rarement choisies par les moins de 25 ans - sans doute trop occupés par leur « individualisme »). Allez, je vous échange votre baril de topinambours contre ma baguette surgelée au blé OGM cuite à l’électricité nucléaire et je vous file en bonus mon shampooing aux paraben, tope-la ? Ils n’ont rien compris, ils ne comprennent rien, c’est désespérant. Ils ne comprennent même pas leur ridicule quand dans la même phrase ils accusent les Chinois de « déstabiliser notre économie» et vous vantent ce T-Shirt acheté cinq euros à l’hyper du coin, ou ce tournevis électrique payé 3 euros avec les embouts adaptables et une batterie de rechange. A désespérer. Ils ne comprennent pas mieux l’indécence qu’il y a à fustiger le moindre indice de ferveur religieuse chez les Musulmans, forcément fanatiques ils l’ont dit à la télé, alors qu’eux-mêmes ont déserté sans se retourner les églises où ils furent baptisés, sans même la pudeur de réaliser qu’ils ont jeté le bébé de la spiritualité avec l’eau du bain d’un rituel dogmatique. Oui la pudeur, c’est ça, il leur manque la pudeur.

Je pourrais continuer encore longtemps comme ça, en déclinant mille aspect de la vie de notre société et mille hypothèses psychosociomachin, mais ça me fait des aigreurs à l’estomac, et puis je sais au fond que c’est pas bien, et que la stigmatisation d’une catégorie n’est que rarement porteuse d’espoir. J’ai parfaitement conscience que ce portrait au vitriol d’une paire de générations est excessif. Malheureusement il n’est excessif que sur un point : on ne trouve pas l’ensemble de ces travers chez tous le monde… mais ils sont largement répandus quand même. On en trouve des bouts, des grumeaux, des parcelles chez de nombreux concitoyens démasqués par leurs ridules, de tous bords politiques, de toutes conditions, de toutes origines, qui semblent décidément avoir loupé une marche entre deux époques.
Tout cela ne serait qu’anecdotique si cette tranche de la population n’occupait pas, actuellement, la quasi-totalité des postes de pouvoir, de direction, d’administration, de pilotage du pays, qu’il s’agisse des cadres et dirigeants des grandes entreprises, des administrations publiques, des hôpitaux, des élus de la République, etc. Ce sont eux qui évaluent, décident, tranchent, recrutent, forment, nomment… toujours sur des critères définitivement périmés, et avec une large part d’autocongratulation, et avec une belle imperméabilité à toute remise en cause. Qui confondent audace et autoritarisme, expérience et mauvaises habitudes, élan créatif et bricolage besogneux. Eux qui rêvent d’un circuit de Formule 1 dans une zone dédiée à l’agriculture biologique. Eux qui se félicitent du nombre d’Africains expulsés à coups de pieds dans le ventre. Eux qui thésaurisent et finissent par tout figer au lieu de transmettre et partager, comme si le jeune était forcément un rival plutôt qu’un successeur légitime - un peu comme ces mères déclinantes qui se déguisent dans les fringues de leur fille adolescente : l’argent bien sûr ne circule plus, mais non plus les responsabilités, les déroulés de carrière, les horizons. (*)

Le titre de l’article était accusateur et un rien brutal, la conclusion se doit d’être plus ouverte. Quoique. Ces 51 % que j’ai apostrophés doivent finir par réaliser qu’à moins de fortifier et armer en vue de lourds combats leurs futures maisons de retraite, il va bien falloir composer, et cela sans attendre d’être sauvés par le gong de l’Alzheimer. Il va bien falloir lâcher du lest. Des sous, des libertés, des postes… et, surtout, rêvons un peu, un dialogue authentique et respectueux, délié de l’insupportable condescendance moralisatrice si souvent observée dans les rapports entre générations actuellement, en particulier dans le monde professionnel. Car le malaise est intense, il traduit une souffrance, des peurs, des attentes inassouvies. Probablement des deux côtés de la ligne me direz-vous, mais comment nier que le premier arrivé a toujours une part plus grande de responsabilité ? Si la fissure s’aggrave il y aura fracture, et elle fera mal : chacun le sent, je crois. Une guerre civile intergénérationnelle ferait assez mauvais genre dans les futurs manuels d’histoire. Mais si les yeux s’ouvrent enfin, si les oreilles se débouchent, si l’expérience est enfin transmise – avec sincérité - si la tentation hallucinée d’étouffer sa propre progéniture est enfin écartée, alors il y a peut-être moyen de faire quelque chose d’intéressant : ensemble.

Chiche ?









(*) à part : si un jour j’ai le temps je vous parlerai aussi de la Caisse de retraite des Médecins de France (CARMF) dont les rédactionnels sont pétris de valeurs et de menaces qui ne sont plus les nôtres : à les lire on se se croirait en pattes d’eph devant un papier peint à fleurs oranges, les chars Russes à nos frontières, éructant qu’il est urgent faire payer les jeunes installés pour les vieux qui n’ont pas cotisé… mais c’est une autre histoire.
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