Rappelez-vous : l’an dernier à la même époque, il ne se passait pas une semaine sans que les caméras de télévisions, les marchands de tabloïds et les présidents de la République Nationale ne montent au créneau pour fustiger les « fous qu’on laisse traîner dans la rue », les « dangereux malades mentaux » que des psychiatres vaguement complices abandonnaient, par angélisme naïf, à leurs pulsions meurtrières. Chaque fois qu’un malade rentrait en retard d’une permission de sortie, on sortait les hélicoptères et on placardait des avis de recherche. Et encore, il fallait qu’elles existent, ces autorisations de sortie, accordées désormais au compte-goutte par des préfets au garde-à-vous, freinant ainsi les projets de meilleure insertion dans la société pour des tas de gens. Chaque drame appelait son lot de photographes pour mieux immortaliser les taches de sang sur l’asphalte, et les familles en larmes étaient reçues dans le crépitement des flashs à l’Elysée. Chacun des faits était immédiatement suivi d’une annonce tonitruante de réforme plus ou moins intolérable, comme celle prévoyant de juger les fous, au mépris des principes fondamentaux de la Justice et des évolutions majeures qui jalonnent la psychiatrie depuis deux cent ans, ou encore les troublantes propositions de "géolocalisation"...
Tout ça, c’est fini.
La semaine dernière près de Nice un type gravement malade de la tête a poignardé un ancien voisin, probablement au cours d’un état délirant paranoïde d’après les éléments que l’on rapporte. Il ne s’agit pas vraiment d’une surprise, il avait déjà eu ce type de gestes il y a quelques années, et en dépit d’allusions répétées à son délire agressif, bénéficiait de sorties régulières de l’hôpital, au cours desquelles il promenait son étrangeté menaçante dans son ancien quartier. Les quelques éléments qui filtrent dans les médias laissent penser que la tragédie était imaginable, et donc évitable. Ainsi la victime, concierge de la résidence, avait même récemment écrit pour signaler ses craintes. Sans attaquer outrageusement les collègues, on peut légitimement évoquer l’hypothèse qu’il y ait eu un gros dysfonctionnement et que ce malade, à ce moment précis de sa pathologie, n’avait pas grand chose à faire en ville...
Et bien ? Et bien rien.
Pas de caméra (enfin, à peine), pas de président de la République éructant d’une vraie-fausse colère calibrée, pas de préfet muté, pas de directeur d’hôpital humilié, pas de psychiatre condamné à l’autocritique en place publique, pas d’infirmiers psychiatriques piétinés par la Troupe Gouvernementale, pas de reprise en boucle par les médias pendant des semaines et des semaines. Le fait divers est revenu à sa vraie place, à son juste prix, il est même en quelque sorte, en promotion. Le drame, les drames, celui de la victime et celui de l’assassin fou (et celui de l’équipe soignante mortifiée, peut-on supposer…), ont repris leur vraie dimension : individuelle, et dans une certaine mesure, silencieux.
Alors on est bien obligé de constater que l’agitation de l’an dernier était une bulle spéculative politico-médiatique, et qu’elle est aujourd’hui dégonflée, démonétisée. Cela ne rapporte plus, on jette. Le cirque est parti. Aujourd’hui le malade mental ne menace plus la quiétude et l'unité de la France Nationale. Il a disparu, comme ont disparu avant lui les syndicalistes, les violeurs récidivistes, les bandes violentes, les fainéants, les journalistes, les juges, Dominique de Villepin, les enseignants, et les traders…bientôt rejoints par les brûleurs de voiture, comme on a pu voir au premier de l'An.
Aujourd’hui l’ennemi de notre Démocratie de Comptoir Nationale, celui que la patrie nous appelle à épier et combattre, c’est le jeune de banlieue, pourvu qu’il soit musulman et porte sa casquette à l’envers, c’est le père de famille Afghan fuyant la guerre, c’est le descendant d’immigré à la dix-huitième génération qui ne sait pas chanter la Marseillaise et le demandeur d’asile qui peine à lire Montesquieu. Bref si vous êtes malade, mental, que avez un meurtre à commettre mais que vous ne tenez pas particulièrement à passer à la télé : c’est le moment d’en profiter !
Bertrand Gilot